J’étais assis avec ma fille, mon unique, dans ce parc fleuri où nous venions si souvent lorsqu’elle était petite. Je me souviens de la plus belle phrase qu’elle m’ait dite un soir où nous avions accueilli son fiancé et ses futurs beaux-parents :
– Tu sais papa, quand je te demandais d’aller faire de la balançoire, ce n’était pas pour me balancer, mais pour sentir ton regard sur moi…Je me sentais si forte ! C’était comme si je participais aux jeux olympiques.
Un silence religieux inondait l’atmosphère, et je crois bien que son fiancé était jaloux ! Aurais-je fixé la barre un peu trop haut ? L’avenir nous le dira.
Ma merveilleuse va quitter notre nid dès demain pour en rejoindre un autre qu’elle construira avec Amour auprès de l’homme qu’elle a choisi. Je voulais profiter d’un dernier moment de douceur en tête-à-tête, juste avant l’envol. J’ai choisi ce parc où je l’emmenais presque quotidiennement pendant son enfance, et nous nous sommes assis sur le banc, juste en face des balançoires.
J’avais plus ou moins préparé mon discours, mais j’aimais aussi l’idée d’improviser, de broder autour de l’essentiel… Aussi, ai-je commencé ainsi :
– Ma fille, tu es la plus belle chose qui me soit arrivée…
Aussitôt une femme d’une quarantaine d’année bondit derrière-nous comme un tigre qui guettait sa proie :
– Une femme n’est pas une chose Monsieur ! Vous devriez avoir honte de vous adresser à votre fille de cette manière ! Et vous ma belle, défendez-vous ! Vous n’allez pas laisser les hommes vous traiter de «chose» toute votre vie ! En tout cas, je ne resterai pas ici une seconde de plus ! J’en ai trop entendu !
Elle disparut derrière une poubelle me laissant honteux et confus… Je venais de rater mon introduction, et je ne me voyais pas poursuivre après cette censure.
Ma fille comprit ma détresse. Elle m’offrit son plus beau sourire et me dit :
– Mais continue papa ! On s’en moque ! Elle ne sait rien de notre vie, elle ne fait que défendre la sienne. Elle ne sait pas qu’il vaut mieux être une Chose entre les mains d’un poète qu’un Etre entre les mains d’un boucher… Ne te mure pas dans le silence, nous avons tant à nous dire, ici et maintenant.
Je ne retrouvais plus mes mots ! Je fus comme déchiqueté par cette mine «anti-personnelle» sur laquelle je venais de poser le pied, trop libre et trop insouciant… Il fallait que je tourne ma langue sept fois dans ma bouche, mais je ne savais même pas dans quel sens…
Ma fille m’observa quelques longues secondes, puis, comprenant que j’étais perdu, elle me dit :
– Tu sais quoi papa ? Je vais t’attendre… Tout est joli ce soir. Regardons le soleil se coucher. Il a décidé de nous offrir 3 minutes de plus qu’hier…
A ce moment précis, un homme fit un bond derrière-nous, comme un singe découvrant une banane après une semaine de famine :
– Mais voyons mademoiselle ! A votre âge, vous devriez savoir que le soleil ne se couche pas ! C’est la rotation de la terre qui nous donne cette impression, mais aujourd’hui, nous savons tous la vérité à propos du soleil ! Quant aux 3 minutes d’écart entre hier et aujourd’hui, quoi de plus normal au mois d’Avril?
L’inconnu laissa ma fille stupéfaite et disparut derrière la même poubelle que la précédente prédatrice. Cette fois, c’est la fragilité de ma princesse qui fut touchée, comme si un rêve venait de s’écrouler. Comme si on venait de lui voler tous les soleils couchants…
Nous étions donc là tous les deux, bêtes parmi les bêtes, ne sachant pas par quel mot poursuivre notre échange sacré. En voyant ses yeux se troubler, il me parut évident que c’était à moi de la rassurer à nouveau…
Tout en respectant mon silence, je pris son visage entre mes mains pour plonger mon regard dans le sien. Elle en fit autant presque immédiatement, comme pour me soutenir. Nous étions là, tous les deux, la tête haute, les yeux fascinés, le cœur à l’unisson, et une fée vint tracer un sourire sur nos visages.
A ce moment précis, un quinquagénaire se précipita sur nous comme un requin sur un banc de poissons :
– Vous n’avez pas honte ?!!! Elle pourrait être votre fille !!!
Alors, le sourire qui nous maintenait en contact devint plus large. Nous venions de comprendre que quoi que nous fassions, quoi que nous disions, nous ne serions jamais compris que par nous-mêmes. Cet instant ne pouvait exister à l’extérieur de notre monde : nous étions complètement déconnectés !
Nous avons gardé la posture un instant de grâce, puis nous sommes revenus parmi les vivants…
Sans rancune, nous avons offert à ce monde de fous un cadeau à sa mesure :
UN FOU-RIRE !!!
Il l’accepta avec une certaine complicité.
Stéphane SOLOMON